Genève II ouvre des perspectives et donne une
lueur d’espoir aux Syriens qui vivent au rythme du terrorisme depuis plus de
trois ans. Cependant, le soulagement qu’ils connaîtraient prochainement avec
l’éventuel cessez-le-feu et la fin des hostilités entre les belligérants aurait
des effets néfastes sur d’autres peuples arabes dont le nôtre, et pour cause. L’une
des retombées de ce congrès international, c’est le retour de nos jeunes
jihadistes qui ont servi de combustibles à cette guerre fratricide.
Ils seront,
très bientôt, parmi nous, ce qui veut dire que la scène
tunisienne risque fort de suppléer à celle de la Syrie d’autant plus que ces
jhadistes ont acquis une expérience indéniable en matière de manipulation
d’armes. Les filles parmi eux excellent dans les opérations suicidaires sans
compter leurs prouesses dans le jihad du sexe. Donc, il faut s’attendre au
débarquement de toute une armada terroriste, comme nous l’affirme note
invité qui nous fait part, toutefois, des plans que le pouvoir politique
devrait mettre à exécution afin de prévenir ce danger qui gangrène notre
société et qui menace de nous faire vivre le syndrome syrien.
-Le Temps : Les Etats Unis viennent de
classer Ansar Charia comme étant une organisation terroriste, quelles en sont
les répercussions en Tunisie et en Libye en cette période précise?
-M Allani : tout
d’abord, cette décision découle de la conviction des Américains que ce
courant commence à s’étendre et à menacer leurs intérêts d’autant plus qu’il a
un agenda déclaré et un autre qui est occulté. Le premier consiste à lutter
contre l’Occident comme le faisaient les Arabes afghans. Quant au second, il se
rapporte au soutien des organisations jihadistes surtout ceux qui sont liés à
Al Qaeda. Ensuite, le fait de cataloguer seulement Ansar Charia de
l’Afrique du Nord et non pas ceux du Yémen et d’ailleurs est l’esquisse d’une
mise en garde de ceux des autres pays qui sont, ainsi, avertis qu’ils connaîtraient
le même sort si jamais ils oseraient toucher aux intérêts américains et
occidentaux sachant que ce courant se trouve dans sept pays arabes.
D’autre part, le classement de Ansar Charia de Tunisie comme
un courant terroriste est une prémisse de démantèlement des camps
d’entraînement établis comme des centres de recrutement des jihadistes pour la
Syrie, ces centres n’ont plus de raison d’être, étant donné que la
question syrienne est, dorénavant, soumise aux négociations et non plus à la
guerre. Ce classement constitue, également, un début à
l’encerclement des courants jihadistes de Libye après que les rapports solides
entre l’islam politique et les jihadistes se sont clarifiés, ce qui est une
entrave à l’épanouissement des courants libéraux comme il prépare la
mise en place d’un noyau d’une armée et d’une police dont l’entraînement se
fait actuellement à l’étranger.
Ce noyau doit travailler dans de nouvelles
conditions qui nécessitent la dissolution de plusieurs milices appartenant aux
courants religieux. Il en découle que classer Ansar Charia de Libye comme une
organisation terroriste est de nature à faciliter la tâche de constituer ces
forces officielles qui dépendront directement à l’Etat et qui seront capables
d’imposer la sécurité et la loi. Sur le plan interne, l’incrimination de ces
jihadistes va permettre d’aplanir le terrain devant le Dialogue national, de
créer des conditions favorables aux prochaines élections et d’installer des institutions
démocratiques dans le pays.
-Comment
vous expliquez le timing de la décision américaine?
-Il est significatif, car après la crise
structurelle que connaît l’islam politique dans les pays du printemps arabe,
les Occidentaux craignent que les organisations salafistes jihadistes n’occupent
ce vide pour s’installer dans ces pays. Et il y a des
informations qui circulent selon lesquelles ces derniers seraient en train de
recruter entre trois et quatre mille Tunisiens et Libyens pour les préparer à
accomplir des attentats contre les intérêts occidentaux dans ces deux pays.
Ce qu’on pourrait remarquer c’est que la coordination entre la Tunisie,
l’Algérie et la Libye, qui a pris forme, dernièrement lors de la visite du
premier ministre Sellal à la région, était concomitante à la décision de
classement de Ansar Charia comme une organisation terroriste. Ce qui veut dire
que l’opération de démantèlement du triangle jihadiste, mis en place après le
printemps arabe et liant ces trois pays, a entamé sa phase décisive, et il se peut qu’aux prochains jours il y ait des
arrestations de quelques symboles de ce courant.
Mais il ne faut pas
oublier que ces organisations jihadistes, dont l’effet peut se réduire, ne
meurent pas et attendent toujours des conditions favorables pour reprendre à
nouveau leurs activités ; et j’entends par là la faiblesse du pouvoir
central, la propagation des manifestations de la
marginalisation et de la misère, l’absence des libertés et la médiocrité de
l’enseignement. Ce sont les conditions idéales de leur épanouissement.
-Les
informations se sont contredites à propos de l’arrestation de Abou Iyadh, le
lieu de cette capture et les parties qui ont exécuté cette mission. Est-ce qu’il
était arrêté ou pas, selon vous ?
-Cette question n’est pas importante en soi,
ce qui important c’est de savoir, d’une part, pourquoi a-t-on annoncé son
arrestation avant la fin d’année 2013, d’une part, et avant sa catégorisation
comme terroriste de la part des Etats Unis, de l’autre. L’information de sa
capture a perturbé ses partisans en Tunisie qui planifiaient des actes
terroristes à l’occasion du jour de l’an, et elle a eu un impact positif sur la
situation sécuritaire dans le pays.
Quant à la Libye, les Américains sont
dorénavant convaincus de l’implication de Ansar Charia dans le meurtre de leur
ambassadeur à Benghazi et dans les événements de leur ambassade de Tunisie en
septembre 2012. D’ailleurs, c’est ce qui explique le fait qu’ils aient inscrit
son nom sur la liste du terrorisme mondial. Il s’agit là de questions touchant
à leur sûreté nationale et qu’ils ne pourraient, donc, pas négliger. Il se peut
que Abou Iyadh soit arrêté par des milices libyennes ou bien placé sous leur contrôle,
et qu’il puisse être livré, ultérieurement, après que son organisation est
poursuivie et qualifiée de terroriste.
-Si
Abou Iyadh était capturé, il serait livré à la Tunisie ou bien à d’autres
parties, d’après vous ?
-Il est demandé par plusieurs pays dont les
Etats Unis, ce qui rend les chances de sa livraison à la Tunisie très minimes. Cependant,
il pourrait quitter la Libye à travers les frontières du sud mal gardées pour
s’installer dans le Sahara africain pendant un certain temps. Je suis persuadé que serrer l’étau autour de Abou Iyadh et
des leaders de Ansar Charia à Derna et Benghazi provoquera des dissidences au
sein de ces courants entre les tenants du changement du nom de l’organisation et la limitation de ses
activités à la prêche et ceux qui s’attachent à l’action armée et au
renforcement de leur identification à Al
Qaeda, et ce courant est majoritaire au sein de ces courants jihadistes dans le
monde arabe. Je pense que les organisations de Ansar
Charia vont entrer, prochainement, dans une phase de repli et que l’aile
radicale va rejoindre directement Al Qaeda, et il se peut qu’on assiste, dans
les jours qui viennent, à de nouvelles appellations de ces organisations avec
de nouveaux agendas.
-Quels
sont les objectifs de la coordination tuniso-algéro-libyenne dans le domaine
sécuritaire entreprise dernièrement ?
-Je crois que la reprise de cette coordination
tourne autour de l’échange des informations à propos de l’emplacement de ces
courants terroristes dans ces pays maghrébins, des CV d’un nombre important des jihadistes ayant
rejoint Ansar Charia après le printemps arabe et des objectifs proches et
lointains des symboles de ce courant et leurs stratégies en Afrique.
-Par
quoi expliquez-vous l’intérêt que prêtent les Etats Unis et la France à
l’Afrique du Nord?
-Cette concentration trouve son explication
dans la grande importance qu’a l’Afrique, pour l’Europe et les EU, étant donné
que ce continent est vierge au niveau des richesses minières et pétrolières.
Cet intérêt s’est accru avec l’invasion chinoise grandissante qui continue
depuis de longues années et aussi avec l’approche de la date d’épuisement des
réserves pétrolières au Moyen Orient qui disparaîtront dans deux décennies et
demie.
-L’Algérie
a un grand rendez-vous au mois d’avril prochain avec les élections
présidentielles, croyez-vous que la menace terroriste soit l’un des thèmes de
la campagne électorale ?
-Je pense que les candidats sont face à deux
questions majeures, les réformes politiques et économiques et les répercussions
sécuritaires au Mali et à l’Afrique du Nord. Pour ce qui est des premières, il
va sans dire que seuls les programmes les plus convaincants qui seront
acceptés, vu le caractère vital de ces secteurs. Et
face aux défis actuels, l’intérêt de l’Algérie réside dans des réformes
profondes au niveau de la participation politique et dans le domaine de la
presse ainsi que dans la lutte contre la corruption.
Dans ce cadre, le
procès fait aux hommes d’affaires constitue un avertissement pour tous ceux qui
font l’objet de suspicion. La question sécuritaire jouira, également, d’une
grande attention d’autant plus que les frontières de l’Algérie avec tous ses
voisins connaissent une grande effervescence.
Toutefois, elle a, dernièrement, réussi à faire accepter sa médiation entre le
mouvement « Azawad » et le gouvernement central du Mali, ce qui aura
des conséquences positives au niveau de la maîtrise de la sécurité au nord de
ce pays et du renforcement de la lutte contre les terroristes qui pourraient
revenir à cette région au cas où ils seraient encerclés en Libye et dans les autres
pays du Sahel africain. C’est pourquoi il est dans l’intérêt de
l’Algérie de participer à instaurer une stabilité sécuritaire au nord et ce en
essayant de persuader le gouvernement central de la nécessité de respecter les
droits culturels des habitants de cette région et d’améliorer leurs conditions
de vie économique et sociale.
-Le
phénomène des filles tunisiennes suicidaires en Iraq et sur les frontières
syro-turques s’est propagé ces derniers jours. Faut-il y voir la détermination
du courant jihadiste à entreprendre une guerre générale où il ferait participer
des hommes et des femmes ?
-Je pense que l’intégration des filles
tunisiennes dans ces opérations kamikazes constitue une imitation des filles
suicidaires au sein du mouvement Hamas en Palestine. Ce qui est intéressant à
savoir c’est que toutes les suicidaires tunisiennes, âgées entre vingt et
vingt-quatre ans, ont subi un lavage de cerveau et que la plupart d’entre elles
sont d’un niveau culturel très limité. Ajoutons à cela que certaines d’entres
elles ont des liens familiaux avec des jihadistes.
La présence de l’élément
féministe tunisien dans ce domaine relate une fragilité à l’intérieur de ces
catégories sociales dont on exploite la situation en la quasi absence du
contrôle et de la vigilance de l’Etat et de la société civile. Le recrutement de jihadistes femmes a une signification
politique et non pas religieux, parce que le
jihad, d’après la religion, est exclusivement une affaire d’hommes, les femmes,
elles, devraient se contenter de préparer le repas aux jihadistes et de
prodiguer des soins aux blessés. Sa participation au jihad en Palestine
est justifiée par certains chercheurs par le caractère général de la lutte
contre la colonisation israélienne. Cependant, la présence de femmes jihadistes
en dehors de ce pays est le produit d’exégèses qui sont exploités par des
agendas politiques et partisans et non pas religieux.
-Quelle
est la réalité des jihadistes européens ?
-C’est une vérité, et
leur nombre dépasse les neuf cents. Ils sont éparpillés en Afrique du
Nord et en Syrie, la plupart d’entre eux appartiennent
à l’AQMI et à Ansar Charia. Le retour de ces
jihadistes à leurs pays constitue un danger pour la sûreté nationale de ces
derniers, eu regard aux compétences qu’ils ont acquises en matière de
ceinture d’explosifs et les opérations suicidaires, d’une façon générale.
-Comment
devrait-on, à votre avis, traiter les jihadistes se trouvant actuellement à
l’étranger et, notamment, en Syrie et qui s’apprêtent à rentrer ?
-Je pense qu’il y a environ trois mille
jihadistes tunisiens à l’étranger répartis sur la Syrie, la Libye l’Iraq,
l’Afghanistan et le Mali et même la Tchétchénie. Le plus grand nombre se trouve
dans la région du Maghreb où leur présence est concentrée en Libye qui abriterait
dans les deux mille, et en Syrie où ils seraient un millier. Ailleurs, leur
nombre ne dépasserait pas les quelques dizaines. Ce qui est inquiétant c’est
que ces jihadistes tunisiens agissent au sein des courants vouant loyauté à Al
Qaeda tels que le front Al Nosra, Daâch, connus pour leur extrémisme et leur
caractère sanguinaire.
Le nouveau gouvernement devrait se préparer à leur
retour d’autant plus que la poursuite de Ansar Charia en Libye aboutira tôt ou
tard à l’expatriation des jihadistes tunisiens. Pour ce qui est de la Syrie, le
démarrage de Genève 2 va, certainement, accélérer le retour de ces jihadistes.
C’est pour toutes ces raisons que le gouvernement de
Mehdi Jomâa devrait penser à la conception d’un programme de réhabilitation de
ces jihadistes qui reviendront des champs de bataille syrien et iraquien
et aussi libyen. Le programme en question devrait être
exhaustif regroupant les dimensions sécuritaire, économique et idéologique,
en ce sens qu’il faudrait procéder à des enquêtes autour des processus suivis
par ces jihadistes, les armes avec lesquelles ils se sont entraînés et les
opérations auxquelles ils ont participé.
Ce programme devrait contenir des
révisions idéologiques auxquelles ils seraient soumis avec la participation
d’hommes de religion, de sociologues et de psychologues. il se dégagerait de ces
révisions des textes insistant sur la nécessité de se départir de la violence
et d’arrêter de s’attaquer au pouvoir en place, et un contrôle sécuritaire de
ces jihadistes pour une période pour s’assurer qu’ils ne s’inscrivent pas
encore une fois dans l’action jihadiste. Il faudrait, également, leur accorder
des subventions pour leur permettre d’intégrer le circuit économique. Je suis
persuadé que le gouvernement de M jomâa est capable, avec ses personnalités
indépendantes, d’entamer ce programme qui se poursuivra, certainement, avec le
gouvernement post-élections.
-Est-ce que les pays frères et amis de la Tunisie
pourraient lui prêter main forte en vue d’encercler le danger terroriste et de
permettre à la démocratie tunisienne naissante de se bâtir sur des bases
saines ?
-Je crois que la solution de ce problème
épineux du terrorisme reste du ressort des Tunisiens et ce à travers
l’ouverture de canaux d’un vrai dialogue et le programme dont on a parlé
plus haut. Cependant, l’extirper depuis ses racines est un travail difficile à
entreprendre tout seul ; pour venir à bout de ce terrorisme, il faut qu’il
y ait une coopération à l’échelle maghrébine, arabe et internationale, que ce
soit au niveau de la coordination sécuritaire, de l’échange des renseignements,
ou bien dans les domaines économiques et sociales. Et dans ce cadre, je crois que le plan Marshall algérien pour la Tunisie sera
le plus approprié et le plus efficace pour lutter contre ce fléau du
terrorisme.
Ce plan profite aux Tunisiens et aux Algériens sur le plan
économique et sécuritaire. Les pays amis pourraient aussi participer par des
investissements variés et l’organisation d’ateliers pour la gouvernance et les
moyens préventifs contre le danger terroriste. Concernant
les pays du Golfe, on pourrait ouvrir une nouvelle page avec eux après une
révision radicale de notre politique étrangère dans le sens d’un réchauffement
de nos rapports tiédis avec l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes et l’Egypte.
Il s’agit là d’une tâche qui reste possible pour le nouveau gouvernement qui
devrait s’éloigner de tout ce qui est de nature à envenimer nos relations avec ces
pays, en premier lieu, se pose la question relative à la manière de traiter le
dossier des frères musulmans en Egypte. A ce propos, je pense qu’accorder le
refuge politique à des éléments appartenant à cette organisation provoqueraient
des difficultés énormes à la Tunisie.
La stabilisation
de la situation sécuritaire, l’instauration d’institutions démocratiques à
travers des élections transparentes, la réalisation d’une vraie réforme fiscale
et la mise en place d’un enseignement de qualité et d’une modernité effective
feront de la Tunisie la Suisse des Arabes. Le résultat direct d’une telle
politique c’est l’éloignement du spectre du terrorisme de notre pays et
peut-être de ceux qui l’entourent, ce qui pourrait constituer une plateforme
pour reconstruire l’entité maghrébine qui serait, cette fois-ci, celle des
gouvernements et des peuples. La réussite de la lutte contre le terrorisme au
niveau du Maghreb pourrait donner l’espoir d’éradiquer ce phénomène à l’échelle
arabe.
Le
Temps 26 janvier 2014 (quotidien Tunisien indépendant)
Faouzi KSIBI