Entretien avec Alaya Allani, spécialiste de
l’islamisme au Maghreb
«Sans l’appui financier et
médiatique extérieur, les partis islamistes retrouveront leur poids électoral
réel...»
Alors que les islamistes continuent de dénoncer un coup d’Etat militaire en
Egypte, vous annoncez, comme beaucoup d’autres spécialistes, que la destitution
de Morsi et l’enlisement du régime d’Ennahdha en Tunisie marquent
historiquement le début de la fin de l’islam politique... Comment en être si
sûr ?
Il faut préciser que l’on parle de la fin de l’islam politique comme expérience hégémonique de partis majoritaires au pouvoir et non pas de l’islamisme comme idéologie, encore moins de l’islam comme religion. La raison est que l’expérience menée notamment en Egypte et en Tunisie se trouve devant trois impasses. La première est que la position des partis islamistes au pouvoir reste floue sur le rapport entre l’islam et la démocratie, entre l’islam et la modernité et entre l’islam et le caractère civil de l’Etat.
Leur stratégie repose sur une philosophie de l’interdépendance entre le politique et le religieux qui entre en contradiction avec les systèmes modernes et les institutions. La deuxième impasse est qu’ils ne présentent pas un programme politique et économique fiable. La troisième impasse est le décalage entre le discours politique et le discours idéologique de ces partis. Alors que le discours politique tend à s’inscrire dans la modernité et dans la démocratie, le discours idéologique reste proche de celui des salafistes et autres courants radicaux. Ils ont commis des erreurs dont certaines sont fatales, tel l’islamisation du mode de vie et l’islamisation des institutions de l’Etat.
En Tunisie, plus de 2.000 nominations de proches d’Ennahdha ont été faites dans l’administration. Ce qui fait dire à certains que des élections dans ces conditions seraient controversées. L’islam politique en tant que parti gouvernant a échoué à convaincre car il est incapable de créer un modèle économique et social capable de concilier le développement et les libertés fondamentales. Le libéralisme économique qu’ils pratiquent ne s’accompagne pas du libéralisme politique et institutionnel corollaire du libéralisme économique : liberté d’expression, respect des droits de l’Homme, égalité hommes-femmes... Il en découle un système curieux et incohérent qui n’a pas son équivalent dans les systèmes universels.
Ne croyez-vous pas que des facteurs extérieurs comme le changement de position et de stratégie des Etats-Unis et des pays du Golfe aient fortement déterminé sur le cours des évènements ?
Probablement. Il existe des données consignées dans des études stratégiques européennes et occidentales qui proposent de tester ce que donne l’islam politique s’il accède au pouvoir : sera-t-il compatible avec la démocratie ? Les partis islamistes serviront-ils les intérêts des alliés occidentaux ? Seront-ils capables d’encadrer l’islam radical ?...
Outre l’objectif de contrecarrer la menace d’Al Qaïda, il y avait aussi, du côté de l’Occident, la volonté de réduire l’exil des islamistes en Europe et aux Etats-Unis et l’émigration clandestine. Pour l’Occident, l’islam politique pouvait servir de modèle politico économique idéal. Le mot d’ordre, après le printemps arabe était alors de le soumettre à un test. Résultat : deux ans après, les pays occidentaux concluent que les islamistes au pouvoir n’arrivent ni à encadrer les radicaux, ni à donner un rendement socioéconomique convaincant, ni même à résoudre le problème de la sécurité qui entrave les possibilités de démocratisation.
D’un autre côté, le changement de l’Emir du Qatar en synchronisation avec les évènements en Egypte signifie la levée progressive de la mainmise de ce pays sur les Frères musulmans. A moyen terme, le régime qatari ne soutiendrait plus les Frères musulmans. Sur l’échiquier moyen-oriental, cela marque le retour du rôle de l’Arabie Saoudite qui, on le sait bien, soutient plutôt le wahhabisme et l’islam radical. Quoi qu’il en soit, je pense que la baisse de popularité des Frères sur le terrain due à leur faible rendement socioéconomique et conjuguée au retrait du soutien financier et médiatique du Qatar sont des facteurs déterminants.
Vous précisez qu’il s’agit de la fin d’une expérience et non de la mort d’une idéologie. Comment évolueront désormais les partis islamistes face au pouvoir, d’autant qu’ils sont loin de convenir d’un échec et encore moins d’une fin ? Quels scénarios peut-on imaginer ?
En Tunisie, l’idée d’un gouvernement de coalition à parts égales entre les islamistes et les forces démocratiques est envisageable. L’Islam politique en tant qu’expérience de partis majoritaires au pouvoir est fini. Du coup, l’islamisme en tant que courant idéologique dans l’opposition sera forcément amené à réviser ses ambitions. Les derniers sondages montrent que les islamistes ne dépassent pas les 20% de voix en Tunisie et 30% en Egypte. Ils se positionneront comme des partis participatifs et non hégémoniques. La démocratisation des partis islamistes les poussera à renoncer à la référence religieuse étant donnée que celle-ci est le point commun de toutes les composantes politiques et sociales et ne peut pas être indéfiniment instrumentalisée exclusivement par l’un et pas l’autre.
L’Islam politique restera dans l’opposition comme force de pression nécessaire. Les partis doctrinaires ne disparaissent pas facilement d’autant que dans un pays musulman, la religion est une idéologie séduisante qui exploite le sentiment religieux chez les catégories populaires et quelques franges du bazar qui consentent de construire leurs richesses avec les salafistes dont la devise commerciale est le bénéfice absolu et les islamistes qui prônent le libéralisme.
Il sera difficile aux Frères musulmans de reprendre le pouvoir en Egypte dans l’immédiat. Ils ne seront plus majoritaires.
En Tunisie, c’est vers ce scénario que les choses s’orientent, car lors des prochaines élections, le parti Ennahdha — sans appui politique extérieur, sans le soutien médiatique d’Al-Jazira, sans les mannes d’argent qatari — retrouvera son poids électoral réel. Celui-ci ne doit pas dépasser 15 à 20% en situation normale; et si l’on n’a pas recours à la stratégie de la tension, de la peur et du vide... Tous les sondages prévoient qu’Ennahdha perdrait, aux prochaines élections, près de la moitié de son électorat du 23 octobre 2011 quand ses scores étaient ce qu’ils étaient en raison de la faiblesse et de l’éparpillement de l’opposition, le soutien financier et médiatique du Qatar et le préjugé favorable d’une bonne partie de l’opinion.
En Tunisie comme en Egypte ou ailleurs, l’islam politique sera capable d’exercer une pression dans la moralisation de la vie politique, la lutte contre la corruption et la création de richesses, dans le respect de la neutralité de l’administration et de la règle démocratique. La participation même limitée des partis islamistes aux affaires de l’Etat réduirait leur dogmatisme et profiterait aux démocraties naissantes.
Comment se présente concrètement l’idée d’un gouvernement de coalition où islamistes et libéraux occuperaient des parts égales, comme vous dites ?
On parle d’une probable alliance entre les nahdhaouis et les destouriens sahéliens regroupés autour de Hamed Karoui. Dans ce cas, il y aura des destouriens dans les deux camps. Du côté des démocrates réunis autour de Caïd Essebsi et du côté des islamistes libéraux comme Hamadi Jebali, Samir Dilou, Abdelfattah Mourou... Ce qui ouvre la voie à une éventuelle division au sein du mouvement Ennahdha, composé à majorité de conservateurs qui occupent les postes stratégiques au sein du parti. Cette division est surtout envisageable après les prochaines élections.
Sur le plan géostratégique, quel serait le rôle des grandes puissances dans ces scénarios ?
Les occidentaux et les Etats-Unis en tête traitent toujours avec les équilibres et les rapports de forces qui sont en action. Pour eux, la crédibilité des partis islamistes vient d’être entamée par l’épreuve du pouvoir et la baisse de popularité intérieure. Ils sont en train de revoir leurs stratégies envers les islamistes. La nouvelle stratégie américaine notamment cherche à composer avec des régimes démocratiques et non théocratiques. Elle aiderait les partis islamistes qui acceptent de faire leur autocritique et leur propre révision interne, à s’impliquer dans la vie politique à parts égales avec les autres forces en présence, et dans le respect du jeu démocratique. Ennahdha peut être un exemple illustre dans ce scénario, tandis qu’en Egypte, ce modèle serait applicable dans un futur moins proche, puisque les islamistes boycotteraient probablement les prochaines élections.
Croyez-vous que la fin de l’expérience politique actuelle des islamistes s’accompagnera facilement d’une sécularisation sociale ? Est-on sûr que les populations qui se rebellent contre les régimes islamistes sont constituées de forces laïques et démocrates ? Pourquoi les spécialistes font-ils curieusement le silence sur le sentiment religieux des populations, notamment des jeunes, sachant que ce sentiment constitue le moteur de l’islam politique ?
La crise de la jeunesse dans le monde arabe est une crise due à l’absence de modèle. Elle se trouve déchirée entre le modèle occidental et, à l’antipode, celui qui se construit sur les valeurs religieuses. Avec la crise, les jeunes cherchent les modèles et les courants où ils peuvent exprimer colère et rébellion. Dans ce cadre, l’islam politique a essayé d’encadrer ces jeunes avec des moules, des dogmes et un endoctrinement fondé sur des méthodes populistes qui les conduisent directement à l’extrémisme.
Ce qu’on voyait uniquement au Pakistan et en Afghanistan est en train de s’importer et de séduire les jeunesses arabes, africaines et maghrébines. C’est une manifestation liée à une situation socioéconomique fragile marquée par l’absence d’une éducation. La religiosité devient un signe de mécontentement et de protestation et non un facteur d’apaisement et de construction. C’est plus une forme de revanche qu’une forme de spiritualité.
Pour illustration, tous les délinquants qui deviennent des jihadistes en six semaines. L’écrasante majorité de la jeunesse radicalisée considère que la religion est un moteur de révolte et de revanche contre des régimes incapables de réaliser son rêve. L’islam politique trouve parmi ces couches une base de recrutement et de mobilisation. D’où la nécessité pour les futurs dirigeants d’articuler leurs programmes autour des aspirations sociales et culturelles des jeunes.
Est-il envisageable pour les pays arabes de se libérer un jour de ce que l’occident appelle «la fatalité musulmane» alternance entre dictature et théocratie ?
Une révolution culturelle est nécessaire où partis — y compris les plus dogmatiques — et citoyens se mettent d’accord sur un modèle sociétal qui garantit la démocratie pluraliste, l’identité moderniste et s’inscrit totalement dans la catégorie des droits de l’Hommes y compris les droits de la femme. Cette révolution culturelle nécessite un climat politique apaisé. A terme, les partis islamistes se classeront un peu comme les partis d’extrême droite en Europe. Ils seront des partis minoritaires agissant comme des forces de pression. Cela demande beaucoup de temps et requiert une pensée nouvelle qui n’existe pas encore chez l’élite islamiste actuelle.
Entre le mouvement «Tamarrod» et ceux qui prônent le retour aux urnes, comment imaginer la fin de la transition en Tunisie, à la lumière de ce qui s’est passé en Egypte ?
Je crois que la pression populaire pacifique sur l’actuel gouvernement et sur l’ANC est un élément très positif et constructif. Les islamistes ne font des concessions que sous la forte pression de la rue. Mais je ne partage pas l’idée de ceux qui appellent à la dissolution du gouvernement et de l’assemblée. Le vide profitera au totalitarisme. Je pense que le changement en Tunisie se fera plus efficacement sans les manifestations des millions comme en Egypte.
Mais l’existence d’un
mouvement «Tamarrod» est en soi très positive et doit poursuivre son activité
pacifique. Le mouvement doit obliger le gouvernement et l’ANC à conclure la Constitution
dans la norme constitutionnelle, fixer une date définitive pour les élections,
renoncer à toute instrumentalisation de la religion dans la politique, dans
l’administration, dans les mosquées et lors de la prochaine campagne
électorale, confier le ministère des Affaires religieuses à un ministre
indépendant, réviser les milliers de nominations partisanes dans
l’administration, renoncer à la loi d’exclusion, dissoudre les ligues de
protection de la révolution... Il ne faut pas moins que cela pour résorber la
colère des jeunes qui se rebellent.
Auteur : Entretien conduit par Hedia BARAKET
La Presse 22juillet 2013
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